Face à la toile blanche
Face à la toile blanche, la première.
Ne sachant pas vraiment comment m’y prendre. Aucune formation, seulement le besoin de faire. La confrontation à un rêve, l’autorisation de vivre ce qui relevait de quelque chose d’inaccessible.
A 15 ans j’en rêvais, à 42 ans je m’y mettais. Une longue détente, quelque chose qui a maturé silencieusement comme une construction souterraine, des fondations essentielles participant à la création d’une identité à venir.
La première toile blanche devant mes yeux, accrochée à une étagère métallique dans ce lieu quelconque, mon garage, chez moi, un espace protégé pas si quelconque que ça finalement, dans un endroit où la lumière vient d’une ampoule isolée et le sol prêt à accueillir sans reproche toute projection. La projection, l’explosion, il s’agissait de cela. Le besoin de décharger toute une énergie enfouie, dont je ne connaissais pas encore ce qu’elle avait à me dire. Je touche à quelque chose de nouveau, de dense, de puissant, cela me dépasse, je le sens bien.
Voilà, le 1er tableau est là, coloré et interpelant, il s’agit de la première fois, tout est sincérité mais aussi maladresse, des mouvements amples et d’essais irréfléchis mais vrais. Le regard se pose sur ce qui est arrivé mais aussi dans ce qui s’est passé, une première création, ce grand mot intellectuellement gigantesque et finalement si accessible.
Création, ce qui s’est mis en place n’est pas juste de l’ordre du visible, c’est une force intérieure, une énergie, une intensité qui vient enrichir les coups de brosse. Il s’agit d’un visage, avec des yeux qui parlent et qui n’expriment qu’une seule chose, « qu’attends tu ? vas y ». C’est troublant cet encouragement qui vient de soi, comme une voix intérieure qui résonne, que personne d’autre n’entend, qui n’émet aucun son mais dont l’écho est si fort, un silence qui parle, la puissance d’un chant, d’un hurlement joyeux dans le corps que je suis seul à entendre, la sensation si réelle et invisible de se parler à Soi et de Soi, se découvrir. Ce serait mentir d’affirmer que tout vient de moi. Il y a d’autres autorisations, celles des proches qui m’aiment et que j’aime, un soutien essentiel pour ce départ dans un long voyage sur une voie ouverte par ceux et ce qui m’inspirent et m’ont construit.
Le premier pas est posé, la marche peut démarrer, cela déborde, jaillit, la joie de tout découvrir, le sujet concret du comment quand on ne connait rien, le quoi on verra bien. Tout est à apprendre, l’apprentissage académique et technique n’ayant jamais été rencontré, l’apprentissage sera empirique, intuitif et surtout permanent. Les barrières vont devoir lâcher. Qu’ai-je en ma possession ? Un désir dense et intense, une nudité totale dans le savoir technique et aussi des années de regard et d’émotions sur ce que les autres ont fait et que j’admire tant. De toute façon les questions ne se posent plus à ce moment-là, il n y a pas de doute, le saut se fait. Les processus se créent au fur et à mesure, avec ce qui tombe sous la main, et la levant, je trouve à mes débuts des raclettes en caoutchouc pour étaler, caresser, mélanger, des racloirs en acier et des morceaux de carrelage pour retirer, scarifier, les doigts pour tracer. Le retour à l’homme premier en quelque sorte, l’expression du corps, une expression exempte de sophistication, une expression brute par sa sincérité. Ce sera mon expérience primaire.
Avec le temps, j’ai gardé cela, l’envie que ce soit le corps qui dirige, la sensation qui aiguille, des processus de travail crées par surprise et qui se réinventent, une place essentielle pour l’aléatoire et la surprise, et un discours artistique qui se dessine a posteriori comme un regard sur ce qui s’est passé et non l’anticipation de ce qui est à poser. C’est un choix. Et puis il y a ces moments de doute, souvent. La quasi-certitude de tenir, jusqu’à ce qu’il y ait une trace de trop. Reprendre, détruire, recomposer, repartir, le processus agit, se réenclenche, il arrive assez souvent qu’il faille en passer par là.
Le regard vient se confronter au résultat. Un regard sur soi, il ne s’agit pas de complaisance mais plutôt d’une résonance. Le tableau fini, l’énergie passée du corps à la toile, comme une expiration colorée. Voir à l’extérieur ce qui vient de l’intérieur, le passage de l’invisible, du sensible, de l’intime au réel, au concret. La puissance de la vie, la mise au monde, une rencontre avec Soi, un lien vers l’extérieur.
La première exposition, un saut dans l’inconnu, l’enthousiasme du projet, l’engouement naïf de la concrétisation d’un rêve et la réalisation soudaine de ce que cela veut dire : Exposer, s’exposer, sexe posé … Le regard confrontant, la nudité extrême, le doute, le passage initiatique, la rencontre avec l’autre, directe, franche par une relation transférée sur un objet accroché au mur et pourtant si vivant. Le tableau porte son histoire, comme celle de mon premier tableau vendu lors de cette première exposition. Un ami vient avec sa fille, il vient de perdre sa femme récemment, tous deux marchent dans ce grand espace, font des va et vient à un endroit précis et s’arrêtent devant « woman ». Ce sera leur tableau. Je me remémore la manière dont je l’ai réalisé, plaque de médium au sol, assis dessus à frotter et mélanger les couleurs, et cette forme qui apparait naturellement à la coiffe lumineuse, une sorte d’icone. Je me souviens de cette émotion lorsque je l’ai fini et de l’émotion lorsqu’ils l’ont choisi. Quelque chose a résonné chez eux et pour moi aussi. La résonance du beau, ce qui est au-delà de l’esthétique et qui vient parler, silencieusement, densément. Je crois que c’est fondamentalement ce qui me plait dans l’art. La résonance silencieuse, l’explosion intérieure, l’écho dans un espace immense, la conscience de la profondeur et de l’immensité du corps et de notre intériorité. Toute la puissance du beau à diffuser avec mes propres moyens, créer la résonance, le Beau comme élément essentiel de vie. Peut-être plus que la peinture finalement.
Visite de l’atelier sur: www.ludovicpessin.com